Extrait Des vies autour du monde 1.Une aventure ordinaire
Auto-stop Saint-Maximin
Nous nous échappons de l’agglomération, fuyant sur la nationale. Un bond en avant, quelques kilomètres engloutis. Nous sommes débarqués, nous embarquons à nouveau. Nous progressons par à-coups mais régulièrement.
L’heure avance, la faim gagne ; pourtant, nous repoussons le moment du repas. Nous préférons ne pas rompre le rythme tant que les événements sont en notre faveur.
Nous dérivons sans encombre jusqu’à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, à mi-parcours, où nous accostons en terre inconnue ; en pleine ville. Le lieu est l’occasion d’un changement de stratégie. Afin de diminuer la fréquence de nos arrêts, nous décidons de rejoindre l’autoroute. Nous marchons quelques kilomètres avant d’arriver à bon port.
Nos habitudes des premiers jours se sont mues en rituel, nous avançons d’un pas sûr vers les barrières. Nous nous positionnons sans réfléchir au niveau des distributeurs de tickets ; prêts à affronter sereinement nos dix, quinze minutes de temps moyen d’attente, le sourire aux lèvres.
Nous déchantons rapidement ; nous entendons retentir une voix criarde, aiguë, surgissant du néant s’adressant à nous. Nous sommes invités, par voie de haut-parleurs, à nous déplacer. Une interdiction légale, lâchement lancée de l’anonymat d’une guérite aux vitres teintées, nous est prétextée. Sans attendre notre réaction, l’annonce est de nouveau éructée.
Vraie ou fausse raison, nous faisons acte de servilité, nous soumettant volontairement, préférant ne pas nous faire déloger définitivement.
Nous pestons. Parlant à nous-mêmes, nous faisons remarquer que les gendarmes aperçus plusieurs fois au niveau des barrières de péage n’ont jamais fait cas de notre présence ; à proprement parler : ignorés.
Notre récente déchéance nous offre la maigre compensation du choix de notre position : en amont ou en aval du péage ; à contre-cœur, nous nous plaçons après son entrée.
Pour ne pas nous retrouver au milieu de la chaussée, au centre des attentions de notre marâtre totalitaire, surveillante invisible, gardienne des portes de l’autoroute, nous nous posons en marge avec nos fardeaux.
De notre malheureuse position, nous ne voyons pas les chauffeurs avant que leurs bolides ne soient lancés. Tout espoir nous est ôté d’attirer leur attention en amont de leur fuite en avant ; les conducteurs dans leur précipitation nous aperçoivent tardivement.
Nous ne doutons pas que l’attente se fasse plus longue qu’à l’habitude. La sombre journée d’Auxerre, lancinante complainte, nous hante l’esprit.
Pour favoriser le sort, nous ressortons notre pancarte-ardoise, inhumée au fond d’un de nos sacs. Nous y inscrivons les grandes directions, nous appliquant à être concis et précis.
Les gens affichent de grands sourires à notre vue, nous adressant plus que d’accoutumée des signes de compassion, ennuyés de ne pouvoir nous aider. Nous indiquant d’un geste promptement lancé, pour se dédouaner de leur mauvaise conscience, qu’ils n’ont pas de place, ou qu’ils prennent la direction opposée à la nôtre.
Leur sympathie contribue à nous réchauffer le cœur ; un temps ; jusqu’à ce que nous repérions une écaille sur le vernis de leur miséricorde. Les masques tombent, un haut-le-cœur nous submerge face à l’imposture.
Un étrange manège se déroule sous nos yeux abasourdis : la majorité des conducteurs à nous annoncer être désolés de ne pouvoir partager une place pour un bout de route part finalement dans la direction que nous cherchons à emprunter. Les chauffeurs courageux prennent soin de se trouver dans notre dos avant de procéder de la sorte. Le souvenir de leur faux sourire n’efface pas leur ruse perfide.
Nous aurions préféré rester étrangers à leur attention plutôt que d’être spectateurs impuissants de leur fourberie. Nous les regardons procéder, dépités, effarés.
L’un des conducteurs pousse le vice plus loin que ses compagnons de malice en feintant longuement une conduite dans la direction opposée à celle l’intéressant, avant de bifurquer brusquement pour corriger sa trajectoire.
Nous n’osons imaginer toute une région nourrie à ce genre de comportements. Nous préférons nous défouler verbalement pour ne pas nous laisser envahir par un racisme régional. Nous refusons d’imaginer l’hypocrisie généralisée en ces terres ; nous préférons garder foi en l’humanité en leur imaginant des qualités de philanthropes.
L’instant présent, plus fort que la raison ne nous empêche nullement de nous répandre allègrement en invectives. Les petits mots doux viennent ainsi persifler à leurs oreilles fuyardes, pendant une heure et demie.
L’infamie cesse lorsque nous rencontrons notre ravisseur. Nous sommes enlevés à cet environnement hostile, relevés de notre garde tourmentée. Nous poussons nos douloureuses minutes d’attente dans les oubliettes du temps, pour nous tourner vers un futur plus radieux.
Notre progression reprend son cours normal. Nous filons sur les rapides de l’autoroute, avant de trouver refuge sur une aire de service. Une rumeur s’élève, le temps fait retentir quinze coups.
La tension nerveuse des précédentes heures, au barrage routier de Saint-Maximin semble s’être définitivement évanouie. De notre nouvelle position, nous trouvons la sérénité intérieure. Si la nuit nous rattrape, les lumières projetées des bâtiments nous permettront de continuer à œuvrer sans effaroucher les gens. Si toutefois nous devions nous éterniser, l’endroit singulièrement accueillant nous permettra d’y monter la tente.
L’esprit détendu, nous prenons finalement le temps de manger nos casse-croûtes. Délice des papilles autant que de l’esprit. Nous avons pris bien soin de les préparer ce matin, fuyant à la pensée de devoir à nouveau nous infliger l’infâme saveur à la texture spongieuse des sandwichs des aires d’autoroutes.