Extrait Des vies autour du monde 1.Une aventure ordinaire
Auto-stop de nuit
La boutique à tout vendre, dépôt de pain et restaurant pour routiers, charrie de nombreux êtres, ombres fantomatiques, disparaissant de nos vies aussi vite qu’elles sont apparues. L’heure est à l’achat de pain, halte rapide, dernier saut à l’extérieur avant de rentrer se confiner au chaud du foyer familial.
La nuit nous enveloppe doucement de son noir manteau, amenant avec elle le calme apaisant d’une cécité partielle. Quiétude apparente. Nos ténèbres profondes sont régulièrement déchirées par le flux des puissants faisceaux lumineux des véhicules.
Nous nous rapprochons de la boutique pour profiter de sa lumière, continuer à faire du stop plus longtemps malgré la nuit, ennemie de nos tentatives. Nos visages à demi-éclairés restent sombres. Nous ne nous présentons pas sous notre meilleur jour, exposant à un brusque réveil les peurs enfouies des conducteurs. Nous abordons les personnes s’arrêtant, mais sans exception leur trajet ne les emmène pas loin ; achat de pain pour le repas du soir.
Nous alternons nos essais en tendant le pouce à l’annonce des véhicules ne ralentissant pas. Un réverbère est placé près de la chaussée, nous en profitons pour être vus ; lueur d’espoir. Le froid nous a poussés depuis longtemps à enfiler nos bonnets tricotés maison pour nous protéger des rudesses de la saison. Malheureusement, l’éclairage vertical du lampadaire accentue les zones d’ombre de nos visages, nous donnant des airs sinistres. Nos sourires ne nous rendant que plus inquiétants.
La chance n’est pas au rendez-vous ce soir, les véhicules filent le long de la route.
Malgré nos premiers refus, nos premiers échecs, l’optimisme est grand. L’endroit est source de nombreux passages, nos chances de trouver une place au chaud sont proportionnelles. Pourtant, ni notre optimisme ni la chance ne nous sont d’un grand secours ; une heure s’écoule, sans résultat.
Pour nous réchauffer l’esprit, nous repensons à la gentillesse de notre dernier conducteur, et à sa séduisante offre. Le fait de savoir que nous n’aurons pas à chercher d’endroit ou poser notre tente lorsque le désespoir nous prendra nous réconforte.
Nous nous créons un abri imaginaire constitué de ce lieu amical que nous ne connaissons pas, où notre nouvel ami nous a invités à venir nous réchauffer l’âme et le corps. Nous profitons dès à présent de sa protection… le froid en devient plus supportable.
Depuis notre arrivée, deux heures trente se sont écoulées. Les véhicules sont devenus rares, notre solitude de plus en plus fréquente et longue.
Nous nous trouvons si proches du but, nous enrageons doucement de la plaisanterie. Les résidus de kilomètres, cinquante, nous semblent bien dérisoires comparés aux deux cent cinquante balayés depuis l’aube.
Le moment tellement redouté arrive, celui où nous voyons s’éteindre les lumières de la boutique. Un homme sort du bâtiment, s’apprêtant à monter dans l’ultime véhicule parqué. Nous saisissons notre dernière occasion. Malheureusement, l’homme habite à proximité, un kilomètre tout au plus. Il est désolé de ne pas pouvoir nous venir en aide. Ne pouvant rien pour nous, il se prépare à monter dans son véhicule. La main sur la poignée de la portière, il s’immobilise ; instant de réflexion. Pris de pitié, il propose de nous soulager d’un poids : si nous n’arrivons pas à partir de cet endroit lorsqu’il sera temps d’aller se coucher, nous pourrons venir dormir au chaud chez lui ; indications pour s’y rendre et numéro de téléphone à l’appui.
Nous venons de trouver une troisième roue de secours. En plus de la tente que nous pouvons certainement facilement poser à l’écart de la route dans la campagne, de l’invitation à une fête arrosée entre amis, nous voilà munis d’une seconde invitation à dormir loin du froid ; l’embarras du choix.
Il n’est pas tard, seulement dix-neuf heures trente, pourtant nous restons seuls sur le parking. Nos perspectives pour la soirée ne sont guère prometteuses si nous restons là. À peu près certains du résultat, nous ne souhaitons pas attendre ici plus longtemps. Nous décidons, sans grandes difficultés, d’opter pour la plus engageante des solutions : rejoindre la petite fête.